Réinventer notre rapport à l’espace par une cohabitation interspécifique assumée

Notre civilisation occidentale exsangue s’écroule sous le fardeau des maux qu’elle a engendré : appropriation des ressources, pollutions de tous les milieux, destruction du vivant, destruction des liens. Otto Scharmer[1] appelle cette déconnexion globale la triple fracture : la fracture sociale (je suis coupé des autres humains), écologique (je suis coupé du vivant en général), et spirituelle (je suis coupé de mon essence).

Les lieux que nous habitons, au sens large, sont les victimes collatérales, un accélérateur, un miroir et la solution de sortie de cette triple déconnexion.

 

Nos espaces, victimes de notre déconnexion : des territoires de plus en plus mortifères

Ils en sont les victimes car notre manière de les habiter, ou plus précisément de les non-habiter ou de les mal-habiter les enlaidit de nos zones péri-urbaines tentaculaires, les pollue dans leurs eaux, leurs sols, leur air et leur spectre électromagnétique et les transforme peu à peu en déserts vivants par l’extinction accélérée des espèces et la destruction de leurs habitats.

Nos antiques forêts primaires européennes ou américaines ont en deux millénaires été peu à peu transformées en paysages de campagne bucoliques, puis en zones agro-industrielles composées de champs de centaines d’hectares d’un seul tenant, sans haies, sans forêts, parsemés ici ou là de grands silos à grains ; ou bien en cités dortoirs où les gamins ne voient plus les étoiles la nuit.

Nos territoires perdent peu à peu de leur énergie vitale, de leur âme, et leurs innombrables habitants non humains, que ce soit dans les sols, les champs, l’air ou l’eau.

 

Nos espaces, accélérateurs de notre déconnexion : un mal-espace qui draine le vivant en nous

Par conséquent, ces espaces devenus quasiment stériles ne nous fécondent plus. Ils ne nous permettent plus de nous épanouir en tant qu’êtres humains interdépendants par l’éco-formation[2], pilier indispensable de notre développement. Ils ne nous offrent plus de ressourcement. Au contraire, ils nous drainent. Pas seulement par les innombrables polluants qui agressent sans cesse notre organisme, mais par les miroirs laids et sans vie qu’ils nous renvoient. Au lieu de nous animer, ils nous vampirisent. Pas seulement les mégalopoles avec leurs bouchons et la pollution atmosphérique et acoustique, mais aussi nos campagnes, devenues de grandes plaines silencieuses puant la chimie.

Nos rivières et nos lacs ? Plus question de s’y baigner ou de s’émerveiller de la transparence de l’eau, à moins de se réfugier dans quelques lieux sanctuaires encore peu propices à une approche extractiviste des territoires, comme les montagnes et les parcs nationaux.

Nos plages ? Infestées de marées noires, ou de monde, ou de méduses, ou tout cela à la fois.

Nos forêts ? Il s’agit de plus en plus souvent d’espaces sur-anthropisés où alternent des champs de douglas plantés en rangs d’oignons et des coupes rases de plus en plus décomplexées.

Comment voulons-nous croire que ces espaces puissent durablement nous apporter ce dont nous avons pourtant si essentiellement besoin ?

Plus grave, comment pouvons-nous même nous souvenir de ce que nous avons perdu ? L’écoagnosie [3] nous amène, de génération en génération, à considérer comme normal ce que nous avons connu enfant, et donc de ne déplorer la perte de valeur de nos territoires que depuis ce curseur relatif, qui déjà pourtant peut générer un fort sentiment de perte au bout de quelques décennies de vie ; mais pas depuis un curseur absolu qui correspondrait à avant l’arrivée des Romains, où la norme était la forêt primaire, avec ses chênes et ses hêtres pluricentenaires disséminés dans tout l’espace, refuges d’une faune tellement abondante et diversifiée qu’elle structurait notre cosmogonie.

 

Nos espaces, indicateurs de notre déconnexion : ils nous renvoient en miroir notre propre niveau de conscience

Nos espaces deviennent également ainsi des indicateurs de déconnexion. Ils permettent de mesurer où nous en sommes dans l’oubli du caractère éminemment précieux de notre environnement. Ce terme, environnement, est ici à comprendre au sens de « ce qui nous entoure et qui abrite le vivant », pas au sens devenu habituel de « le décor inerte dans lequel nous les humains, seuls êtres dignes d’attention, menons nos existences ».

Les espaces ne sont pas tous dégradés avec la même intensité. Tous sont anthropisés, certes, mais certaines manières d’habiter nous restent bénéfiques si elles sont faites dans le soin du vivant aussi bien dans l’espace que dans le temps. C’est-à-dire avec une conscience des impacts de nos choix sur les autres vivants et sur les autres espaces ici et plus loin, et aussi sur les autres vivants à venir, en connexion avec ceux qui nous ont précédé.

Que penser de ce niveau de conscience à la vue des espaces agro-industriels de nombreux pays, en comparaison avec celui de certains villages d’autres espaces, où le terroir et la qualité du paysage et des rivières a été suffisamment respecté pour qu’il soit encore possible d’aller y « habiter » pour quelques jours afin de s’y ressourcer pendant ses vacances ? Dit autrement : qui a envie d’aller passer des vacances dans une zone d’activité truffée de ronds-points et de panneaux publicitaires ?

 

Nos espaces, solutions de notre déconnexion : ils forment le substrat des interdépendances

Et pourtant, quelle que soit la gravité de la déconnexion territoriale, c’est dans l’espace lui-même que résident les solutions potentielles pour entamer le [long] chemin de la reconnexion. Le territoire est un miroir de ce que nous sommes. Prendre conscience de sa laideur et de son état de santé, même si cela ne fait pas plaisir, permet déjà d’engager un premier pas sur ce chemin. Le deuxième pas est d’assumer durablement cette prise de conscience, et de l’assumer collectivement : « oui, nous habitons dans un espace dégradé qui ne nous fait pas du bien, qui augmente encore notre propre déconnexion. Cet espace est tellement laid qu’il ne donne pas du tout envie d’en prendre soin ». C’est l’effet consistant à jeter plus facilement par terre des déchets dans les quartiers déjà truffés d’immondices, effet qui, quand il s’inverse, incite à chercher une poubelle pour jeter ne serait-ce qu’un mégot quand l’espace se fait immaculé (effet « Singapour »).

Cet effet va bien plus loin que cette simple rétroaction positive à propos des déchets dans la rue. Il nous touche jusque dans notre chair et nos émotions. Comment aurais-je envie de faire attention à la qualité de l’air de mon quartier s’il est déjà saturé de nano-particules ? Pourquoi prendrais-je soin des autres voisins dans un quartier à l’ambiance délétère ? Et à fortiori, pourquoi me soucierais-je des autres vivants si déjà, les liens entre voisins humains sont dégradés ? Dans un espace où prime la contre-dépendance ou l’indépendance, je ne suis définitivement pas invité à donner dans l’interdépendance.

C’est pourtant bien de cela, l’interdépendance, qu’il s’agit de retisser peu à peu. Et ses clés sont dans l’espace, ou plus précisément dans nos manières d’habiter notre espace commun.

« Habiter l’espace » fait, en passant, un petit clin d’œil à notre manière d’habiter, tous ensemble, l’espace au sens « cosmos ». Nous sommes tous embarqués dans la même destinée cosmique, colocataires forcés d’un petit bout de cailloux encore relativement propice à la vie dans un océan de vide et de mort. Tous les habitants actuels du buisson de l’évolution sont obligés de cohabiter, même s’ils ne le souhaitent pas. Une des feuilles de ce buisson à plusieurs millions de feuilles cherche à faire sécession mais cela n’a aucun sens. Il n’y a qu’une seule possibilité : l’interdépendance. Le territoire peut nous le rappeler, et nous redonner envie de jouer avec nos autres camarades de récré, qu’ils soient humains ou non-humains. Il peut nous le rappeler en creux, par le manque, ou en plein, par ce qu’il peut encore nous offrir. Tant de nos besoins sont nourris par l’interaction avec les autres vivants que, lorsque nous reprenons conscience de ce simple constat, nous recherchons à nouveau à faire en sorte que ces autres vivants existent, et soient en bonne santé, ne serait-ce que pour que nous puissions avoir des camarades de jeu, de vie.

En prendre conscience seul ne suffit pas, aussi la reconnexion aux territoires est-elle un processus collectif. En effet, systémiquement, réhabiliter le « nous » dans un espace ne peut se faire qu’en l’incarnant, donc en le faisant advenir dans le « nous ». Une dynamique collective doit se mettre en place.

« Les hommes et les femmes qui prennent soin de la parcelle de réel qui leur est confiée

sont en train, sans le savoir, de changer le monde. » Christiane Singer

Peu à peu l’espace nous invite à prendre nos responsabilités, à retrouver collectivement notre zone de capacité d’action, à se retrousser ensemble les manches et à en prendre à nouveau soin, dans le respect de tous les vivants. Partout sur la planète, des mouvements citoyens s’organisent, parfois sans, parfois avec le soutien du politique, et amènent progressivement quelques parcelles de réel, souvent dévastées par l’anthropocène, à effectuer leur Transition vers un monde plus vivant, plus connecté, plus résiliant. Les humains réapprenent à « faire territoire ensemble ». Ce qui se joue est profond : en réincluant l’ensemble du vivant, au sens large, y compris le territoire lui-même, ils remettent l’inclusion au cœur du système dans lequel ils sont immergés. Ils inversent l’effet systémique suivant : si, dans un système, il y a un tel problème d’inclusion que la plupart des éléments ne sont pas pris en compte (ici tous les non-humains dans le système « biosphère »), il est impossible qu’il y ait une bonne inclusion dans une sous partie de ce système (par exemple entre tous les humains, dans le sous-système « humanité »). Dit autrement, c’est la question suivante : comment puis-je prendre soin de mes voisins humains si je ne me soucie même pas du voisinage des autres vivants ?

Dans ces territoires, c’est donc l’inverse qui se remet progressivement en branle : en cherchant à réinclure les éléments qui étaient exclus depuis des siècles, alors qu’ils faisaient partie intégrante des territoires, les habitants humains remettent la valeur inclusion au milieu du village, et cela a pour conséquence systémique qu’ils retissent aussi des liens de confiance entre eux. En disant au vivant : « tu comptes pour moi », ils se le disent aussi entre eux et il devient alors bien plus facile et même motivant de « faire territoire ensemble ». La cohabitation se réinvente, car elle se base sur l’acceptation de notre nature profondément interdépendante. Elle fait le deuil de l’illusion de l’indépendance. Les habitants humains reprennent leur juste place dans le système territorial.

 

Des connaissances scientifiques pour faire le pont

Ainsi, dans ces territoires en Transition, la cohabitation interspécifique est à nouveau assumée, comme avant l’arrivée des Romains, enrichie des connaissances scientifiques que l’ère de la rationalité déclinante nous lègue en héritage, connaissances fondamentales et encore balbutiantes sur le fonctionnement du vivant qui peuvent continuer à nous alimenter, à nous émerveiller, et qu’il ne faut pas jeter avec l’eau de la modernité occidentale.

Pour celles et ceux qui auraient besoin de l’argument que les autres êtres devraient avoir une conscience, pour plus facilement prendre en compte leur point de vue dans les décisions qui les impactent, les récentes découvertes sur l’intelligence des animaux, et encore plus récemment sur celle des végétaux, confortent la énième blessure narcissique (qui les compte encore ?) d’Homo sapiens : nous ne sommes pas les seuls êtres intelligents sur Terre. Pire, nous ne sommes pas les seuls êtres doués d’émotions. Pire, nous ne sommes pas les seuls êtres doués de conscience. Même la forêt semble dotée, à sa façon toute sylvestre, d’une forme de conscience. Peut-être bien que même Gaïa, la Terre, le soit aussi : la science se penche sur ce sujet, de moins en moins timidement.

“Nous avons appris tant de choses sur ces êtres avec qui nous partageons le monde. Nous commençons à comprendre les liens profonds entre les arbres et les humains. Mais notre séparation a poussé plus vite que notre connexion”. Richard Powers, L’Arbre Monde

 

Le lichen et la facilitation territoriale, pour aider les territoires à se réinventer

Il nous reste donc à développer des méthodes pour apprendre (réapprendre serait plus approprié) à prendre en compte les points de vue des non-humains dans nos décisions collectives. La science peut nous aider, et en attendant ses résultats, d’autres méthodes, plus traditionnelles, d’aucuns diraient chamaniques, existent et ont fait leurs preuves, à leur façon toute empirique. Nous en parlions dans une récente newsletter.

C’est une des missions du Lichen, Laboratoire des Interdépendances Concernant les Humains Et les Non-humains. Le Lichen vise également à porter ces méthodes, une fois opérationnelles, dans le monde plus conventionnel des acteurs publics (collectivités et administrations) et de l’entreprise, pour aider les habitants humains désireux de renouer avec leur nature interdépendante, à décider sur leurs territoires (de leur jardin privé jusqu’à une nation voire à la planète dans sa globalité) en prenant plus en compte les autres habitants, pour cohabiter plus intégralement, en intelligence collective « augmentée ».

 

[1] Otto Scharmer, “Théorie U, l’essentiel
[2] CF. toute la pensée de Dominique Cotterau sur les différentes formes de formation, dont l’éco-formation.
[3]L’écoagnosie est un concept inventé par Glenn Albrecht, elle désigne l’absence de connaissance et donc l’oubli du passé écologique d’un lieu.

Entre les Arbre, en tant que membre fondateur du Lichen, développe la facilitation territoriale pour contribuer, à son échelle, aux missions du Lichen (lorsque ce n’est pas directement au sein du Lichen, comme par exemple lors de l’Assemblée de la Forêt)

La facilitation territoriale

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