Comment la science peut-elle encore faciliter la connexion au vivant ?

« L’homme moderne au sens anatomique se pointe quatre secondes avant minuit. Les premières peintures rupestres apparaissent trois secondes plus tard. Et en un millième de clic de la grande aiguille, la vie résout le mystère de l’ADN et se met à cartographier l’arbre de vie lui-même.

A minuit, la plus grande partie du globe est convertie en cultures intensives pour nourrir et protéger une seule espèce. Et c’est alors que l’arbre de vie devient encore autre chose. Que le tronc géant commence à vaciller. »

Le Jour de la Vie, dans l’Arbre Monde, Richard Powers

 

Cet article a la prétention de réhabiliter la science, une certaine forme de science, en tout cas, dans l’émergence de la future ontologie symbiocénique. Jusqu’à présent, elle a beaucoup fait pour nous déconnecter en profondeur du vivant (même si pas uniquement, hein !) mais il nous semble qu’il y a eu une succession de malentendus regrettables. Les nommer, et esquisser d’autres approches pour l’avenir, permettrait que la science devienne à nouveau un média puissant intégralement dédié à la reconnexion au vivant.

La science, historiquement une histoire de sens, donc de connexion

Cela devrait être tout simple. Cela ne devrait même pas être un sujet. Chez les Indiens Kogi, par exemple, les scientifiques sont aussi les hommes et femmes médecines, respectivement nommés Mamus et Sagas. Ce sont les personnes qui ont passé le plus de temps à observer, avec leurs sens, et à faire des déductions à partir de leurs observations. Et comme la vue est un sens trompeur, Saint Exupéry l’avait bien compris, un sens qui nous éloigne de nos perceptions fines, ces sages construisent leurs connaissances du monde et leur lien au vivant en passant 18 ans dans l’obscurité, afin d’apprendre à écouter le monde avec les autres sens. Le résultat est là : ils peuvent sentir la présence d’un renard avant même de le voir et de connaître l’espèce (qui n’existe pas chez eux), ils peuvent détecter en quelques observations que les pins noirs d’Autriche de la Biovallée n’ont rien à y faire alors qu’ils ne connaissent pas cette espèce non plus, ils peuvent savoir qu’une étoile est double sans utiliser de moyens modernes d’observation, et tant d’autres connaissances qui leur viennent, sous la forme de processus que nous, modernes, tiendrions du prodige.

Dans notre Histoire, il en va de même, il suffit juste de remonter assez loin. Pythagore, Ptolémée, puis Hildegarde de Bingen ont amené d’immenses découvertes par des observations répétées, rigoureuses, avec courage, persévérance et confiance en leurs intuitions (nous pouvons ici considérer que l’intuition est un sens, il est temps, désormais, de le réhabiliter, mais nous en reparlons plus loin).

Une fracture finalement récente

Nous n’allons pas ici développer toute l’histoire de l’ère de la rationalité en Europe moderne occidentale, nous préférons vous renvoyer vers les écrits et les conférences magistrales d’Olivier Frérot sur ce sujet. Il en parle infiniment mieux que nous. Nous pouvons juste extraire de cette incroyable épopée de ces 450 dernières années les quelques points saillants ci-après :

  • La science est devenue la nouvelle religion en Europe Occidentale, détrônant le christianisme (et la philosophie) dans le rôle de décider de ce qui était vrai, beau et bon.
  • Elle a même dit que cette fois, c’était définitif : plus rien ne lui succéderait pour faire le tri entre mythe et vérité.
  • Dans ce nouveau Grand Récit, celui du Progrès Scientifique, le réel devenait intégralement mathématisable. Donc contrôlable, ce qui mettrait fin au sauvage qui est ce qu’on ne contrôle pas.
  • La science est alors devenue la nouvelle ontologie.
  • Et c’est là que nous sommes devenus des modernes, et que Descola appelle des “naturalistes”.
  • Nous avons décidé qu’il y avait des sujets sentiens, nous Homo sapiens (et encore, au départ, les femmes, les noirs et les enfants n’étaient pas sensés avoir une âme), et des objets, le reste du monde.
  • La grande fracture écologique était consommée, le mot “nature” prenait ses quartiers, entretenant l’idée très puissante qu’il y avait d’un côté la culture, les humains, la conscience, les sujets, les observateurs et de l’autre, les objets, à savoir tous les autres vivants et toute la matière abiotique, sans conscience, mathématisable, mécanique, sans sensibilité, ressource gratuite et infini ou menace à circonscrire.

Les mythes de Frankenstein et Prométhée, une déconnexion majeure

De plus, la science, en acquérant son nouveau statut de dogme absolu partagé par tout un continent, a engendré un monstre : la technologie. Cela a eu deux conséquences majeures : 1) la technologie allait permettre à la science d’affiner ses observations, augmentant d’un coup nos sens d’humains d’une manière spectaculaire (ex: grossissement x 10 000 ou plus pour voir dans les infiniment petits et lointains, mesure des ondes électromagnétiques de tout le spectre, etc…). Cette rétroaction positive a offert un plateau d’argent à la science pour accroitre ses découvertes de manière exponentielle, conduisant à toujours plus de technologie en retour. Et 2) Cette technologie a commencé à avoir sa vie propre, et à se retourner contre sa mère (ex: les scientifiques actuels ne sont plus du tout écoutés, alors que c’étaient nos nouveaux prêtres durant 400 ans), tel Frankenstein. Et ce qu’elle a produit fut majoritairement, presque exclusivement, de la déconnexion du vivant.

Donc la technologie a éloigné la science de nos perceptions sensorielles, a considéré les vivants comme des choses et a éloigné le vivant de notre quotidien. Elle nous a doublement coupé, finalement.

Au fait, pourquoi un monstre ? Parce que la technologie, plus encore que la science, nous a fait miroiter un énorme fantasme collectif, hubrique et prométhéen, le cornucopianisme, qui est la cause de quasiment tous nos meaux actuels. Nous en parlons en détails ici : La vanité du cornucopianisme.

Deux confusions regrettables

Le dogme naturaliste affirme qu’il faut rester en dehors, observer de manière neutre quand il s’agit de faire de la science, et n’accorder de crédit qu’à nos connaissances froides, le fameux savoir, basé sur des observations mesurables, et rejeter tout affect, toute forme de connaissance chaude, sensible. On a même inventé un nouveau concept, la sensiblerie, pour dénigrer tout comportement comportant une once de sensible à l’égard du vivant, à peine moins préjudiciable qu’en d’autres temps, l’hérétisme.

Tout cela a conduit les modernes à se blinder, à ne plus laisser transparaître leurs émotions à l’égard du vivant (qui étaient encore présentes avant la Renaissance), ou alors seulement dans le strict domaine du romantisme, mais alors réservé à l’art, et digne de quolibets lui-aussi (“nan mais laisse tomber, lui, c’est un grand romantique”, sous entendu, un type pas très sérieux, limite un poète, vous voyez le genre ?). Il y a donc une première confusion entre connaissance et savoir. La connaissance est bien plus large que le savoir puisqu’elle embarque toute la partie sensible, subjective. Mais depuis 450 ans, cette partie là n’est plus en odeur de sainteté dans les milieux scientifiques.

Et il y a eu une autre confusion : celle entre la science et sa fille monstrueuse, la technologie. Pourtant, il s’agit de deux “entités” radicalement distinctes, même si l’une est la fille de l’autre. La science continue, par essence, à rechercher ce qui est vrai, beau et bon, comme la philosophie, mais par d’autres moyens. La science continue à tout mettre en oeuvre pour rendre notre monde intelligible.

Parenthèse : d’ailleurs, plus elle avance, et plus elle met en évidence la complexité inouie de notre monde, ce qui rebat totalement les cartes de notre rapport à celui-ci : les plantes communiquent, des espèces animales mettent en place des stratégies politiques, la Terre devenue Gaïa est un système vivant, le temps n’est pas linéaire, pas même continu, la matière est essentiellement faite de vide, l’univers s’inscrit dans une géométrie courbe et avec plus de dimensions que notre cerveau n’est capable de supporter, les archées, sortes de bactéries extrémophiles, peuvent survivre dans l’espace, et même des invertébrés comme le tardigrade, il y a sans doute une conscience après la mort, des particules intriquées “communiquent” instantanément même à des années lumières l’une de l’autre, etc… Presque chaque jour, une nouvelle découverte majeure bouscule les certitudes établies à un rythme qui s’accélère lui aussi.

La technologie, elle, a d’autres buts. Voire, elle n’en a pas. C’est là que le bat blesse. Dans l’engouement de la majorité des humains pour la technologie, il y a cette grosse maldonne qui consiste à mélanger fins et moyens. La technologie nous dit “on peut le faire” alors cela devient “on doit le faire”, puis “on le fait”, quelles qu’en soit les conséquences immédiates, locales, mais aussi globales et à long termes. Dans les spiritualités, et la science en est une à sa manière, lorsque l’intention est claire et clairement partagée par tous, cela ne constitue pas de problème éthique. L’intention précède tout le reste et est porteuse d’une formidable énergie collective. Dans la technologie, il n’y a plus d’intention, cet égrégore tourne en boucle fermée, par et pour lui-même, comme un cancer dévorant tout le vivant.

Et comme elle sert la science, et comme elle est née de la science, et comme elle se sert de la science, elle crée chez nous une immense confusion. Nous serions donc très tentés, pour guérir la biosphère de son cancer (son technonome ?), de jeter le bébé science avec l’eau du bain technolâtre.

Ce que nous apporte la science

Et ce serait une immense erreur. Car la science nous aide indéniablement à renouer avec le vivant, à en comprendre et en accepter l’infinie complexité, et à en appréhender l’infini inventivité, à en goûter la beauté époustouflante, à en mesurer sa puissance créatrice et à la fois sa fragilité locale.

Quelques exemples :

  • Dans la Marche du Temps Profond (ou la Danse du Temps Profond), ce sont la géologie, l’astronomie, la paléontologie, l’archéologie, la radiologie, la phylogénétique, la botanique et bien d’autres disciplines scientifiques qui ont permis de retracer aussi finement toute l’histoire de Gaïa, et de nous permettre de nous rendre compte de notre minuscule place dans cette histoire. Si vous ne l’avez pas encore faite, venez la vivre lors d’une prochaine date. C’est très puissant.
  • Dans cette série scientifique documentaire “Une espèce à part“, pourtant sortie il y a déjà plusieurs années, sur Arte, il y a autant de matière facilitant la reconnexion au vivant que d’épisodes.
  • Les dernières découvertes en écologie et biologie nous laissent espérer que les animaux sont bien des êtres sensibles, et apparemment les végétaux et les bactéries aussi, et que tous ces êtres sont doués de communication et de stratégies collectives d’adaptation qui dépassent largement nos – faibles – capacités d’intelligence collective humaine. Voir notamment les travaux de Frans de Waal, Suzanne Simard, Stefano Mancuso, François Couplan, Marc-André Sélosse, Vinciane Despret…
  • La science nous prédit l’avenir grâce, notamment, aux immense sommes de travaux du GIEC et de l’IPBES. Elle décrit avec une précision intriguante les bouleversements de notre écosystème Terre en fonction des différents scénarios de civilisation que nous pourrions prendre dans les prochaines années. Elle nous aide à décider pour notre avenir (si on l’écoute, mais ça, c’est justement parce qu’on la rejette au lieu de rejeter sa fille ! C’est comme si on rejetais justement le bébé et qu’on gardait l’eau du bain).
  • Les dernières découvertes en agroécologie nous montrent que ces bouleversements, déjà présents, bouleversent nos alliances, inspirent la refonte de nos relations d’interdépendances et déplacent les frontières entre les camps. Avant, à l’heure de l’ère de la rationalité, la frontière était simple : les humains dominants d’un côté, et de l’autre, tous les autres vivants. Désormais, la recomposition est en place : des humains (les kayakistes et les pécheurs) se sont alliés à des loutres et à des rivières face à d’autres humains (les agriculteurs industriels et les propriétaires des berges) et des cyanobactéries (ex dans l’Hérault). Ou encore, des humains, des colamboles, des lombrics et de l’amarante face à d’autres humains et du maïs OGM. Et les exemples de ce genre sont pléthoriques, Baptiste Morizot en cite dans chacun de ses ouvrages, nous vous renvoyons donc à lui, comme par exemple ici : https://entrelesarbres.com/raviver-braises-vivant/

Comment faire alors ?

Comment faire pour ne plus se cantonner à la connaissance froide, objectivisante et “par au-dessus” qui déconnecte ? Et comment faire pour ne pas jeter la science tout en se sevrant du technonome qui ronge notre matière vivante et encore plus sûrement notre noosphère (la sphère de l’esprit) ?

Une des clés réside sans doute dans le fait d’assumer de remarier les deux faces de la connaissance : le sensible d’un côté, réhabilité, aux côté d’un savoir froid, lui aussi, en quelque sorte, réhabilité. Les récentes expériences en la matière démontrent que ces deux voies conduisent souvent aux mêmes diagnostics, comme par exemple les rencontres entre Mamus et Sagas Kogi et scientifiques français sur différents territoires (Biovallée, 2019 – Sierra Nevada de Santa-Marta, Colombie, 2023 – Rhône de sa source à la mer, 2023). De nombreux résultats ont été publiés dans la revue éditée par Tchendukua.

Il en va de même dans les 8 Shields, dont nous avons déjà parlé. La science y a droit de cité, et a même une place de choix : dans le pistage (activité pour laquelle Homo sapiens est particulièrement bien câblé, il est même conçu d’abord pour cela par l’évolution), nous apprenons l’art du questionnement. Devant un élément qui attire notre attention, par exemple une feuille comportant un trou, nous sommes invités à apprendre à nous poser au moins cinquante (oui, cinquante !!) questions en rapport avec ce qu’on observe. Et comme en science “classique”, la question est plus importante que la réponse et nous ne devons rien confirmer avant d’avoir assez de matière pour le faire, avec l’esprit le plus ouvert possible. Par exemple : quelle est cette feuille ? Y a-t-il d’autres trous de la même forme dans la même feuille ? Dans d’autres feuilles de la même forme ? Dans d’autres feuilles d’espèces différentes ? Qui a fait ce trou ? Comment ? Quand ? Pourquoi ? Déjà 8 questions. Etc… Mais le pistage, c’est aussi mettre sa main sur une empreinte d’animal, et se connecter à l’animal à distance, en laissant les sens et les émotions agir. Les expériences de connexion et de communication animale par ce biais sont assez bluffantes (cf. 101 façons de se reconnecter à la nature, de Frederika Van Ingen). La où c’est sans doute puissant, c’est quand nous sommes capables de faire usage, en conscience et de manière équilibrée, des deux approches de la connaissance.

Au Lichen, nous développons de nouvelles méthodes de connexion aux non-humains qui vont dans ce sens. Le Lichen est un laboratoire (Laboratoire des Interdépendances Concernant les Humains Et les Non-humains). Il s’inscrit dans des actions de recherche, et assume d’y inclure le chamanisme, la géobiologie, les constellations, la communication animale, l’intelligence émotionnelle, l’intuition, le Shinrin-Yoku et de nombreuses autres pratiques hérétiques aux yeux du savant du XIXème siècle (et même du XXe, craignons-le).

 

Puisse la science continuer à nous élever, à nous inspirer, pourvu qu’elle fasse en sorte qu’on ne la confonde plus aussi souvent avec sa fille la technologie et pourvu aussi qu’elle accueille la dimension sensible en son sacre-sein. Encourageons toutes les pratiques où cela a déjà commencé et par pitié, à l’heure de la post-vérité et de la montée des fascismes anti-écologistes, plus que jamais, écoutons les scientifiques.

Puisse la science continuer à nous raconter le vivant, sa beauté, sa complexité, son inventivité, ses pouvoirs, ses affects, sa puissance et sa fragilité.

Puisse la science continuer à nous émerveiller, en augmentant chaque jour le continent de la connaissance, et par la même, la part de mystère qui se trouve derrière.

Puissions-nous encore, avec la joie de l’enfant avide de vie, poser des questions au monde – et par la même, vouloir y répondre. Tant que cette curiosité nous habitera, alors rien ne sera perdu.

 

 

 

 

 

 

Comment la science peut-elle encore faciliter la connexion au vivant ?
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